Đức Mẹ Trà Kiệu 1885

UNE PAGE DE PERSÉCUTION EN COCHINCHINE

Par M. GEFFROY, des Missions Etrangères de Paris, missionnaire a la Cochinchine orientale.

             Au milieu de la lutte, les missionnaires n’ont pu nous transmettre que des nouvelles laconiques : nous apprenions par le télégraphe le nombre des morts et la détresse des survivants. Nos lecteurs ont répondu à ces appels par une charité toujours admirable.

            Aujourd’hui, nos missionnaires recueillent leurs souvenirs et envoient à leurs bienfaiteurs le récit de leurs infortunes.

            C’est une de ces pages dramatiques de l’histoire de la persécution dont nous commençons la publication. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, si le péril n’est plus aussi imminent, les besoins de nos frères d’Orient n’ont pas diminué et que tous attendent avec confiance la vie des catholiques d’Europe.

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            Vous savez que la province de Quang-Nam est divisée en trois districts : celui du nord, vers Tourane, desservi par le P. Maillard; celui du centre, vers la citadelle, dirigé par le P. Bruyère, et celui du sud, confié à un prêtre indigène, le Can-Du.

            Pour des raisons que j’ignore, la révolte des lettrés, commencée au Tu-Ngai, qui se propagea au Binh-Dinh et au sud assez rapidement, ne gagna le Quang-Nam qu’assez tard. Faut-il attribuer ce retard au voisinage de la capitale et à la présence à Tourane d’une compagnie d’infanterie de marine et d’un bateau français, le Chasseur ? Je ne le sais au juste; le fait est que les chrétiens pouvaient circuler librement dans toute cette province un mois et demi après les massacres de Tu-Ngai. Dans les premiers jours d’aout, une colonne de deux cents chrétiens du district du P. Garin, au Tu-Ngai, put traverser le sud de Quang-Nam et arriver sans encombre à Tra-Kieu, chez le P. Bruyère.

            Cependant des bruits alarmants circulaient, même dès la fin de juillet. Le 1er aout, le P. Maillard, apprenant que Tra-Kieu était cernée par les lettrés, descendit à Tourane, parla au capitaine Ducrès, commandant du poste, et le décida à le suive pour débloquer le P. Bruyère. Ils arrivèrent à Tra-Kieu sans rencontrer un seul lettré; il y avait seulement des bruits d’attaque comme partout ailleurs, mais rien de plus.

            Vers le 15 Aout, ces bruits devinrent tellement intenses que le Can-Du et plus de la moitié de ses chrétiens prirent la fuite et se réfugièrent, les uns à Tra-Kieu, les autres à Tourane, quelques uns à Phu’-Thuong. Les plus pauvres restèrent, préférant mourir chez eux des mains des lettrés que d’aller mourir de faim à Tourane ou ailleurs.

 

                       

 

            Du 20 au 25 Aout, il y eut une espèce d’accalmie de bruits sinistres; on disait même que les lettrés de Quang-Nam, craignant de terribles représailles de la part des Français, ne suivraient pas l’exemple des lettrés de Tu-Ngai et de Binh Dinh. Plusieurs chrétiens du district de Can-Du, croyant le calme rétabli, restèrent chez eux. Le prêtre lui-même qui s’était réfugié à Tra-Kieu, se disposa à aller faire l’administration d’Ancion, et envoya des dignitaires au devant de lui pour tout préparer dans la chrétienté. Mais, à partir du 26, les bruits alarmants recommencèrent de plus belle. Le Can-Du quitta en effet Tra-Kieu, qu’il ne jugeait pas suffisamment en état de se défendre; mais, au lieu de se diriger vers le sud où était son district, il alla vers le nord, à Tourane. Il eut tout juste le temps d’y arriver sans encombre; ses chrétiens revenus chez eux ne furent pas aussi heureux que lui : quand ils voulurent retourner, ils trouvèrent tous les chemins interceptés. Ils furent massacrés, ainsi que tous les chrétiens de Quang-Nam qui ne voulurent ou ne purent pas se réfugier soit à Tra-Kieu, chez le Père Bruyère, soit à Phu-Thuong, chez le P. Maillard, ou bien à Tourane. Leur nombre s’élève à plus d’un millier : six cent cinquante du district de Can-Du, deux cent quatre-vingts du district de Tra-Kieu et une centaine de celui de Phu-Thuong.

           

            Le 31 aout, les lettrés s’emparèrent de la citadelle. Au Quang-Nam les choses se passèrent absolument comme au Binh-Dinh et ailleurs : des lettrés, d’anciens mandarins parcoururent toutes les chrétientés, quelques jours avant les massacres, faisant les plus belles promesses, donnant les meilleures assurances, afin que les chrétiens ne prissent pas la fuite, et qu’au jour fixé on put en massacrer le plus grand nombre. Le Pho-Bang-Hieu, qui est aujourd’hui à la tête des rebelles au Quang-Nam, parcourut les districts du centre et du sud, et réussit par ses paroles mielleuses à tromper un bon nombre. Un ancien grand mandarin du village de Nai-Hien, près Tourane, voulut tromper de même le district du P. Maillard. Il se rendit dans un village païen auprès de Phu-Thuong, et de là se fit annoncer et demanda à voir le Pe`re. Celui-ci lui fit répondre que, s’il entrait chez lui, il n’en sortirait pas. Nous verrons ce mandarin diriger le 18 Octobre une attaque contre Phu-Thuong, et succomber dans une bataille au col de Loc-Hoa. Les grands mandarins de la citadelle protestaient au commandant Le Gonec de leur dévouement à la France, et répondaient de la vie de chrétiens, se faisant forts de tenir tête aux lettrés et de maintenir la paix. Or, ils ont fait comme partout ailleurs : sans opposer la moindre résistance, ils ont ouvert la porte de la citadelle au premier chef de lettrés qui s’est présenté. A les entendre pourtant, c’étaient les missionnaires qui compromettaient la paix par leurs préparatifs de défense. Ils s’en plaignaient, et, chose pénible à dire, leurs plaintes trouvaient de l’écho à Tourane, où cependant on n’ignorait pas ce qui s’était passé dans les provinces du sud. D’une façon ou d’une autre, éviter un blâme était impossible : ceux des missionnaires qui ont succombé ont été blâmés pour n’avoir pas su organiser la résistance, et ceux qui l’ont organisée et se sont défendus, ont été’ blâmés aussi pour n’avoir   mis le trouble dans le pays par leurs préparatifs de défense.

            Tra-Kieu fut cernée le 1er Septembre 1885, lendemain de la prise de la citadelle par les lettrés. La chrétienté n’était certes guère en état de se défendre; le P. Bruyère s’était fait illusion sur la violence et la persistance de l’attaque. Il se figurait qu’elle ne serait pas plus terrible qu’à Trung-Son, au Tu-Ngai, où huit à neuf cents chrétiens, en comptant les vieillards et les enfants, avaient pu résister aux lettrés pendant plus d’un mois. Pour lui, il s’agissait de tenir pendant deux ou trois jours pour donner aux Francais le temps de venir à son secours. Le capitaine Durés lui avait formellement promis de voler à sa défense, aussitôt qu’il le saurait attaque, et cette promesse, il l’avait renouvelée dans une lettre, vers le milieu du mois d’aout. Il comptait donc sur ce secours, en se confiant encore plus sur la protection de la sainte Vierge, qui seule ne lui a pas fait défaut, il crut qu’il valait encore mieux se défendre à Tra-Kieu, que de se réfugier sur le sable de Tourane, sans abri et sans nourriture.

            Pour toute arme à feu, il avait quatre fusils à tabatière, ayant dix cartouches chacun, cinq fusils à pierre, que lui avait cédés le P.Maillard, et un fusil Le Faucheux. Des lances, il en fit fabriquer jour et nuit par ses chrétiens, les derniers jours d’aout, de manière à en fournir à peu près à tout son monde. Il comptait dans sa chrétienté’ trois cent soixante-dix hommes capables de porter les armes, c’est-à-dire de seize à soixante ans, et il les divisa en sept compagnies. Les femmes, au nombre de cinq à six cents, formaient la réserve. Après avoir désigné à chaque compagnie la position de l’enclos qu’elle aurait à défendre, il attendit plein de confiance en Dieu et en la sainte Vierge.

            La position de Tra-Kieu n’offre que des désavantages pour la défense, à moins d’occuper les hauteurs qui la dominent; mais, pour cela, il faut beaucoup plus de monde que n’en pouvait disposer le P. Bruyère. A l’ouest, la crête du dernier mamelon de la montagne de Kim-Son est à peine séparée de l’église de cent vingt mètres, tandis qu’à l’est, à un kilomètre de Kim-Son, s’élève le Nui troc, petite colline conique de soixante à soixante-dix mètres de hauteur. C’est entre ces deux collines qu’est située la chrétienté. Du côté du sud, séparée    par quelques champs de riz, s’élève une large chaussée, reste de fortification d’une ancienne citadelle dès l’chams. L’ennemi occupant ces hauteurs, on comprend combien il était difficile de se défendre. Ce n’est que du côté’ du nord qu’il y a une légère dépression de terrain, un espace sablonneux longeant l’enclos de la chrétienté, sec en été, couvert d’eau en hiver.

            Le 1er Septembre donc, dans l’après-midi, on vit arriver les lettrés de quatre côtés à la fois. Bientôt un immense cercle d’hommes entoura la chrétienté en poussant des cris féroces, et ce cercle ne cessera de l’entourer jour et nuit, vingt et un jours durant. Ce soir-là, l’ennemi n’essaya pas de forcer l’enclos de la chrétienté; il se contenta de prendre ses positions, et ne tira que quelques coups de feu.

            Les chrétiens occupaient la colline de Kin Son, et ils auraient bien voulu tenir cette position jusqu’à la fin, mais le lendemain, 2 Septembre, effrayés du nombre incalculable des assaillants, ils n’osèrent rester sur ces hauteurs. Après un semblant de combat, ils descendirent précipitamment, pour s’enfermer dans l’enclos. Ils avaient perdu quatre hommes, bien qu’ils n’eussent opposé aux lettrés presque aucune résistance. C’est le seul échec qu’ils aient essuyé, mais il faillit être funeste. Le découragement s’empara de tous les chrétiens : ils refusaient de combattre, abandonnaient leurs armes et se résignaient d’avance à leur triste sort. Ils se réunirent sur l’esplanade de la maison du Père pour le prier de leur donner une dernière absolution.

            “Il nous faut mourir, disaient-ils, toute résistance est inutile et nous aimons mieux mourir à l’église que partout ailleurs.”

            Ce fut un des moments les plus cruels pour le P. Bruyère; malgré tous ses efforts, il ne put relever leur courage.

           

            Vers le soir, apprenant que l’ennemi approchait du côté’ de l’est, il envoya un jeune homme donner l’ordre à son second dignitaire d’abandonner les jardins isolés au pied du Nui troc, et trop difficiles à défendre, pour se renfermer dans un circuit plus restreint et mieux protégé’ par des bambous. Le jeune homme força la note, et dit que le Père donnait ordre de tout abandonner et de se réunir à l’église pour y recevoir une dernière absolution et y attendre la mort. Ce n’était pas l’ordre du Père, mais le vœu de tous les chrétiens qu’il transmettait. Le dignitaire heureusement ne crut pas à cette parole, et, voyant les lettrés approcher de trop près, il ordonna à un soldat de tirer sur eux. Celui-ci se cacha derrière un fourré de bambous, visa à son aise et tira sur une bande qui trainait un canon. Un homme tomba et le reste de la bande s’enfuit en abandonnant le canon qui fut pris par les chrétiens. Mais le moral était chez eux tellement abattu que ce succès ne suffit pas à le relever. Ils refusaient de veiller pendant la nuit, se retiraient chez eux, se faisaient leurs adieux en se lamentant, ou bien se rendaient à l’église, résolus de ne plus en sortir et d’y attendre la mort.

            Si, cette nuit-là, les lettrés avaient soupçonné l’état d’abattement où étaient les chrétiens, et qu’ils eussent tenté de pénétrer, ils les auraient tous massacré en bien peu de temps sans rencontrer la moindre résistance. Heureusement leur plan n’était pas d’attaquer la nuit, de peur d’en laisser échapper quelques-uns. Ils veillaient au contraire très soigneusement, et ne cessaient de battre leurs tambours et leurs crécelles. De cinq minutes en cinq minutes, un chef faisait résonner son porte-voix et criait : “O caé Poi cài vè phai canh gui chonghien nhat, Pung cho Pua nao` thoat’ nghe.Sentinelles, entendez-vous, veillez bien et ne laissez échapper personne”.

            Et un formidable iaaaa retentissait aussitôt autour de la chrétienté. Ces sinistres paroles, répétées tant de fois pendant vingt nuits, et qui glaceraient d’effroi les plus intrépides, résonnent encore bien souvent aux oreilles du P. Bruyère, et réveillent dans son cœur les tristes impressions qu’il ressentit alors. Mais immédiatement aussi, son cœur se répand en actions de grâces envers la très sainte Mère de Dieu, dont il a senti tant de fois, pendant ce terrible siège, la merveilleuse protection. Elle était son unique refuge dans ses moments d’angoisses; il lui adressait alors une fervente prière et ne tardait pas à se sentir réconforté. C’est grâce à sa puissante protection qu’il parvint enfin, dans cette nuit du 2 au 3 Septembre, à relever le courage de ses chrétiens.

            It fit appeler ses dignitaires vers le milieu de la nuit, et les faisant entrer chez lui, il leur prouva si bien la nécessité de combattre, qu’il les y décida entièrement. Eux à leur tour entraînèrent les autres, de sorte que bientôt ce ne fut plus qu’un cri unanime dans la chrétienté qu’il fallait combattre, puisque c’était la volonté’ de Dieu et de la sainte Vierge.

            “- Ecoutons le Père, disaient-ils, et s’il faut mourir, mourons les armes à la main”.

            On se prépara donc à lutter énergiquement le lendemain. On fit cuire le riz de bon matin de peur de n’avoir pas le temps pendant le jour. Elle fut rude, en effet, cette journée du 3 Septembre. Du matin au soir, il fallut combattre. Cinq fois l’ennemi fut mis en déroute, mais le cinquième combat ne fut livré qu’après une nouvelle défaillance qui manqua de tout compromettre. Les chrétiens étaient exténués de fatigues et d’émotions, et les lettrés étaient si nombreux que, mis en déroute sur un point, ils paraissaient aussitôt et tout aussi nombreux sur un autre. Les néophytes se crurent donc infailliblement perdus; ils se réunirent devant la maison du Père, le priant de leur permettre de déposer les armes, de se retirer dans l’église et d’y attendre la mort. Quelques dignitaires émirent l’avis qu’il fallait parlementer et déclarer à l’ennemi qu’ils mettraient bas les armes à condition d’avoir la vie sauve. Maisons, jardins, rizières, tout lui serait abandonné, on ne lui demanderait qu’une chose, pouvoir se retirer sain et sauf à Tourane. Personne n’osant prendre sur lui de se rendre au camp de lettrés, ils imaginèrent d’écrire leurs conditions en gros caractères sur un grand carré de toile qu’on porterait en face de l’ennemi, au bout d’un bambou en guise d’étendard.

            Pendant ce temps, l’église se remplissait de monde, refusant de marcher à l’ennemi qui approchait de plus en plus du côté du nord. Le Père, malgré’ tous ses efforts, ne pouvait ranimer leur courage, ils se prosternaient devant lui lui demandant en pleurant une dernière absolution, puis abandonnant là leurs armes, ils se retiraient dans l’église.

            Les lettrés, du haut de la colline de Kim-Son, entendaient leurs pleurs et leurs lamentations, et les raillaient en leur disant de prendre courage, que le R. P. Maillard arrivait pour les sauver.

            Dans cette circonstance excessivement pénible et critique, ce fut l’Ong-pho, le chef de la première compagnie qui sauva la chrétienté. Son courage ne faiblit jamais, et il ne cessait ne répéter qu’il fallait écouter le Père.

            “- Malheur à nous, disait-il, si nous déposons les armes jamais les lettrés ne nous permettront de nous retirer sain et saufs à Tourane. Qu’on parlemente tant que l’on voudra gardons toujours nos armes et combattons jusqu’ à la mort.”

            Malgré’ leur fatigue, il réunit de nouveau ses soldats et les décida à courir encore à l’ennemi qui avançait toujours du côté du nord. En même temps, le catéchiste Phan, s’emparant des paroles des lettrés, assura aux chrétiens réfugiés à l’église que le P. Maillard arrivait et qu’il fallait repousser les assaillants pour qu’il put entrer. Ils le crurent, reprirent leurs armes, et se mirent à la suite des soldats du Poi-Pho.

            Celui-ci arrivait juste à la porte d’entrée quand le second dignitaire commençait à parlementer. Comme il perlait de capitulation, le Poi l’arrêta tout court et s’écria :

            “- Non, non, nous ne capitulerons jamais, nous vaincrons ou nous mourrons !”

            Et ouvrant la porte, il se lance à la tête des siens sur les lettrés, avec une telle vigueur que ceux-ci effrayes’ s’enfuient à toutes jambes. Alors seulement les pauvres chrétiens purent respirer un peu. (A suivre p. 430)

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UNE PAGE DE LA PERSÉCUTION EN COCHINCHINE (p. 442)

            (Suite 2)

 

 

            Il est à remarquer que, partout où les chrétiens se sont défendus, le troisième jour d’attaque a toujours été le plus terrible. C’est que, le premier et le second jours, les chrétiens n’avaient à lutter que contre les païens des villages environnants. Si elles résistaient, le chiffre des assaillants doublait et triplait.

            Humainement parlant, on ne comprend pas comment, ce troisième jour, la chrétienté ne fut pas écrasée par le nombre; car, comme Tra-Kieu se trouve à peu près au centre de la province, on peut dire que tout le Quin-Nam était là. Ce qui l’a sauvée, c’est la division des lettrés. Ils appartenaient à des chefs différents, et chaque chef avait tenu à essayer ses gens contre les chrétiens. Pendant qu’un corps de lettrés livrait bataille, les autres se contentaient de regarder en criant et en tenant leurs lances inclinées comme pour repousser une attaque. Ils ne s’entraidaient pas mutuellement et ne songeaient jamais à couper la retraite aux chrétiens qui, souvent, se lançaient très loin à la poursuite des fuyards. Dans leur clan, il n’y avait donc pas unité de commandement; aucun chef ne voulait céder à l’autre, et il y avait plutôt rivalité qu’entente parmi eux.

            La nuit, ils n’attaquaient pas; ils se contentaient de veiller et de tirer sur les chrétiens des deux collines où ils avaient placé leurs canons et leurs fusils de rempart. Ils tiraient la nuit là où ils voyaient de la lumière et où ils entendaient aboyer les chiens, et le jour sur tous ceux qu’ils voyaient à découvert. Le P. Bruyère surtout était leur constant point de mire. Du versant de la colline de Kim-son, ils le guettaient continuellement pour le tuer. Il s’était pourtant rasé la barbe et se déguisait même. Qu’importe ? Il était toujours reconnu.

            “L’Européen, l’Européen ! criaient-ils aussitôt qu’ils l’apercevaient; tirez, tirez”, et une balle sifflait aussitôt à ses oreilles.

            Pauvre Père, quel cruel supplice ! que d’angoisses et que de déboires n’a-t-il pas souffert pendant ce long siège ! Le jour, il était au centre de la chrétienté pour veiller aux points les plus menacés, ordonner des sorties, courir aux remparts. Dans les moments de répit, il soignait les malades; sa maison, son église étaient pleines au bout de sept ou huit jours. Impossible à lui de manger, impossible de dormir. Les nuits surtout étaient affreuses : les coups de feu, les cris sinistres des veilleurs, les inquiétudes l’empêchaient de prendre le moindre repos. Il s’assoupissait quelquefois le jour et se réveillait en sursaut. Il m’a dit qu’il a versé bien des larmes pendant ces longs jours et ces interminables nuits, mais, assez souvent, c’étaient des larmes de joie. Devant la protection visible de la sainte Vierge, son cœur se dilatait, ses larmes coulaient bien douces, et il se sentait réconforté.

*           *           *

            Le quatrième jour, on eut à repousser deux attaques : l’une le matin, l’autre le soir. Quand les lettrés voulaient en venir aux mains, ils approchaient de l’enclos de la chrétienté formé de bambous verts; les chrétiens sortaient immédiatement, et la bataille s’engageait. Rarement les combats duraient plus de dix minutes; les païens, malgré leur grand nombre, ne tardaient pas à lâcher prise, à tourner le dos et à s’enfuir à toutes jambes. Les chrétiens, s’enhardissant peu à peu, se lançaient à leur poursuite, et, s’ils ne réussissaient pas toujours à tuer beaucoup de monde, ils leur enlevaient au moins des canons, des fusils de rempart que les fuyards abandonnaient pour mieux courir. Parfois cependant ils rencontraient une plus grande résistance; les lances se croisaient; de part et d’autre on n’osait percer de peur d’être percé à son tour. Les chrétiens usaient alors de ruse; ils criaient :

            “Dô Rôi, Dô Rôi, ils fuient, ils fuient par derrière; allons, courage ! sus dessus ! Jesou, Maria ! hê hê !”

            Les païens ne manquaient pas détourner la tête pour voir si c’était vrai, et au même moment les chrétiens les perçaient. La déroute s’en suivait, et c’était à celui qui courrait le plus vite.

            Le corps de réserve, composé des femmes, ne tardait pas à arriver sur le champ de bataille; mais rarement il avait le temps de prendre part à l’action. A la vue de ces femmes qui se lançaient sur eux comme des furies, les païens lâchaient pied et s’enfuyaient avant qu’elles ne fussent arrivées à eux. Elles avaient, en effet, l’air terrible, avec leurs cheveux flottant derrière le dos. Elles sautaient en brandissant leurs lames ou leurs coutelas et en criant : “Hé, hé, Jesou, Maria, José, ayez pitié de nous, protégez nous“. Se lançant à perte d’haleine à la poursuite des fuyards, elles étaient toutes fières quand elles en avaient tué quelques-uns, et revenaient remercier la Madone.

            Des` le commencement du siège, le P. Bruyère avait placé une statue de la sainte Vierge sur une table au milieu de sa maison, avec un cierge de chaque côté. Toutes les fois qu’il fallait sortir pour repousser une attaque, on allumait les cierges et ceux qui ne pouvaient pas prendre part au combat, comme les vieillards et les enfants, récitaient le chapelet en commun. L’ennemi repoussé, les combattants revenaient rendre grâces à la Bonne Mère de leur victoire. Ils se prosternaient devant son image en tenant en main leurs lances dont quelques-unes étaient encore teintes de sang, et ne se relevaient qu’après une longue et fervente prière. Quelquefois ils devaient partir brusquement et courir à un nouveau combat; mais ils ne manquaient jamais de revenir après remercier leur chère Protectrice de leur nouvelle victoire. La confiance se ranima peu à peu, on commença à espérer, et il n’y eut plus à dater du troisième jour de défaillance générale.

 

            Les cinquième et sixième jours, les païens se contentèrent de cerner; pour éviter tout engagement, ils n’approchèrent pas de l’enclos de la chrétienté. Mais ils ne restaient pas inactifs : ils se fortifiaient au nord, de l’autre côté de la petite plaine de sable. Quelle était leur intention ? Sans doute de cerner davantage la chrétienté afin d’enlever toute possibilité aux néophytes de tromper leurs gardes et de s’évader la nuit. Peut-être était-ce aussi pour forcer les leurs à opposer une plus forte résistance dans les combats, car, engagés entre deux palissades, ils ne pourraient plus fuir. Plusieurs fois déjà, on avait entendu les chefs reprocher à leurs soldats de se débander au premier choc. On pouvait suivre leurs conversations, tant leur campement sur la colline de Kim-son était proche.

            Leur palissade achevée, ils élevèrent quantité de baraques de l’autre côté. Tous ces préparatifs n’étaient pas sans inquiéter les chrétiens, mais leur  inquiétude augmenta quand ils les virent, dans la soirée du sixième jour, transporter d’immenses monceaux de paille sur le sable qui séparait les deux enclos. Tout le côté nord de la chrétienté, depuis la colline de Kim-son jusqu’à la butte de Nui-troc était couvert de paille. C’était évidemment pour bruler la haie de bambous qui entourait le village. Le danger était donc imminent; il fallait de toute nécessité détruire cette paille et ne pas permettre aux païens de la transporter trop près de l’enclos. Un combat à outrance fut donc décidé pour le lendemain 7 septembre. Tout le monde s’y  prépara.

            Dès le point du jour, après avoir imploré le secours de la sainte Vierge, et fortifiés par les encouragements du Père Bruyère, les chrétiens se rendirent à la porte nord et y attendirent, la lance à la main, le signal du combat. Quand la porte s’ouvrit, ils se précipitèrent sur l’ennemi avec une impétuosité sans pareille, et en jetant leur cri de guerre. Les lettrés, de leur côté, étaient sortis, et poussaient leur paille devant eux pour l’approcher des bambous. Ils étaient commandes’ par le Can Hoc, le fils du général Ich Khiem, qui défendait Thuan An contre l’amiral Courbet. Le Cân Hoêc, effrayé par le courage des chrétiens qui franchissaient déjà la barrière de paille, s’empressa par une honteuse fuite de mettre la palissade entre eux et lui. Il eut une telle peur d’être poursuivi qu’il ferma après lui la porte, de sorte que ses gens, ne pouvant plus rentrer, furent perces’ de lances par les chrétiens et périrent en grand nombre. Ceux-ci, poursuivant leur succès, franchirent la palissade des lettrés et s’emparèrent de tout ce qu’il y avait dans leur campement. Il n’y eut de leur côté que quelques blessés. Et les femmes surtout se distinguèrent dans cette belle journée. Du côté des lettrés, combien y eut-il de morts ou de blesses” ? On ne peut guère l’évaluer, car ils emportaient quand ils le pouvaient tous ceux qui étaient mis hors de combat. Ce jour-là cependant. Ils laissèrent trente–six cadavres sur le champ de bataille. Mais le nombre des morts et de blessés qu’ils emportèrent fut très grand, puisqu’un renfort qui venait du nord, en voyant défiler devant lui les invalides couchés dans des filets ou étendus sur des brancards, fut pris de peur et s’en retourna. Palissade, paille, baraquements, tout fut livré aux flammes et l’incendie fut si fort qu’on disait que tout Tra kieu brulait. Jugez de la joie des chrétiens et de leur empressement à remercier la très sainte Vierge de leur belle victoire.

Le lendemain 8 septembre, fête de la Nativité, fut encore une rude journée. Aussitôt après la messe, l’ennemi fut signalé du côté du nord. Il s’avançait en si grand nombre qu’il couvrait tout le rempart des Tcham et les champs qui le séparent de l’enceinte de la chrétienté. De ce côté-là comme du côté l’est, le Père Bruyère fut obligé d’abandonner plusieurs jardins de chrétiens, afin de n’avoir pas à défendre un trop vaste espace.

L’enclos était bien faible de ce côté, ce n’étaient pas, comme du côté nord, de forts fourrés de bambous, mais une mince haie très facile à franchir. Les lettrés cependant attaquèrent moins de ce côté, parce que la fuite leur était plus pénible. Au nord, rien n’entravait leur course, tandis qu’au sud, c’étaient des champs de riz déjà presque mur, à travers lesquels il n’était pas facile de courir.

            L’attaque fut poussée avec tant de vigueur que les chrétiens ne purent résister au premier choc. La division chargée de défendre le sud, dut céder un jardin, puis un autre. Déjà les rebelles allaient atteindre l’enclos du couvent et leur nombre était incalculable. Pendant ce temps des deux collines on ne cessait de tirer; les balles sifflaient de toutes parts sans discontinuer. Le Père Bruyère aux abois courait partout chercher du renfort. Enfin le fameux corps de réserve se mit en rang et sortit entre le couvent et l’orphelinat, juste en face de l’ennemi; tandis qu’un autre fit une sortie à droite. Les lettrés opposèrent une vive résistance; mais, pris de front et des deux côtés, ils ne tardèrent pas à lâcher pied et à fuir en désordre.

            Les plus intrépides furent encore les femmes, aussi se vantèrent-elles après d’avoir, ce jour-là, sauver la chrétienté.

“- Sans nous, disaient-elles, tout était fini, tout y passait, vous n’auriez pas pu tenir.”

            Les lettrés perdirent un grand nombre des leurs, plus grand qu’on ne l’avait cru d’abord, puisqu’un mois après, quand les chrétiens moissonnèrent leur riz, ils trouvèrent quatorze morts dans les champs qui séparent le rempart des Tchams. Les païens étaient furieux de ne pouvoir venir à bout des chrétiens et les insultaient du haut de la colline de Kim-Son ou plutôt lançaient contre eux toute espèce d’imprécations, ce qui ne les empêchait pas de s’incriminer aussi mutuellement, et de se reprocher de n’avoir par autant de courage que les femmes chrétiennes.

            Le malheur pour les pauvres néophytes, c’est qu’ils ne voyaient jamais la fin de leurs maux. Ils avaient beau faire des prodiges de valeur, ils ne parvenaient jamais à se débloquer. Après un combat, le vide qu’ils avaient fait dans les rangs des lettrés se comblait immédiatement; le cercle qu’ils avaient brisé un instant se reformait un moment après. Cependant l’ardeur des païens commençait à se ralentir; les chrétiens s’en apercevaient et ne perdaient pas courage. Ils les entendaient s’injurier entre eux au haut de la colline, se plaindre de leur chefs, crier misère et menacer de déserter. Le sujet de leur discorde était surtout l’inégalité de leur subsistance. Comme ils obéissaient à des chefs différents, ils faisaient bande à part pour tout, de sorte qu’il arrivait souvent que telle bande, après avoir capturé un bœuf ou un buffle, faisait bombance, tandis que les autres étaient obligées de se contenter de leur triste ordinaire; de là jalousie, querelles, injures, etc. L’eau même leur manquait et jamais on ne pouvait en apporter suffisamment. Ils n’étaient donc pas contents d’eux-mêmes; rien ne marchait à leur guise. Dans les combats, au lieu de vaincre, ils étaient vaincus; leurs canons, leurs fusils de rempart ne leur étaient pas d’un grand secours, et faisaient, trouvaient-ils, fort peu de ravages. Avec les gros canons de la citadelle, ce serait bien vite fini. Si, des` le commencement, on ne les avait pas transportés, c’est qu’il avait paru inutile de prendre tant de peine pour venir à bout d’une poignée de chrétiens. Maintenant ils les regrettaient, et il fut décidé qu’on irait les prendre. (A suivre p. 444)

 

UNE PAGE DE LA PERSÉCUTION EN COCHINCHINE (p. 452)

             (Suite 2)

 

            Le neuvième jour fut consacré au transport et au placement de ces canons sur les deux collines, et le 10, au matin, commença une canonnade épouvantable qui retentit dans toute la province. A Phu-Thuong, à quarante kilomètres de là, les chrétiens en étaient consternes. Le P. Maillard ne douta plus du malheureux sort de son confrère et de ses chrétiens. Une mortelle anxiété dans l’âme, il monta sur les montagnes de Phu-Thuong, d’où l’on découvrait Tra-Kieu, pour voir s’il ne paraissait pas quelque incendie de ce côté. Il savait que, du sort de Tra-Kieu dépendait aussi le sort de Phu-Thuong. Tant que la première résisterait, la seconde avait beaucoup de chances de résister aussi, mais, Tra-Kieu venant à succomber, Phu-Thuong, obligée d’essuyer seule toute la rage des lettrés, aurait succombé à son tour. Du haut de ses montagnes il ne voyait ni feu ni fumée, mais la canonnade était si terrible qu’il n’osait espérer que Tra-Kieu put y résister.

            A Tourane même, en entendant ces formidables détonations, on n’était pas rassuré.

            On disait donc partout qu’inévitablement Tra-Kieu allait succomber. Et pourtant, grâce à Dieu, il n’en était rien; Tra-Kieu tenait bon et résistait tranquillement à la rage des lettrés. Leurs canons, placés sur les deux collines, tiraient surtout sur l’église, mais assez souvent les boulets allaient d’une colline à autre tuer les lettrés eux-mêmes. On tira tant que l’église fut littéralement criblée de boulets, et c’est bien extraordinaire qu’elle n’ait pas été renversée, car de la colline de Kim Son on tirait presque à bout portant. Après l’église, les points de mire étaient la chapelle du couvent et la maison du Père. Les païens savaient où il avait coutume de s’asseoir, c’est-à-dire sur un large banc au milieu de sa maison. Cet endroit a été percé de part en part de cinq gros boulets. La lampe suspendue au-dessus de sa table a été brisée; les gravâtes et les photographies appendues à la cloison derrière lui ont été emportées ou déchirées. Un moment sur la colline on chanta victoire; on cria :

            “-L’Européen est mort, l’Européen est tué.”

            En entendant cela, le Père sortit sur la véranda de sa maison et leur dit :

            “- Ce n’est pas si facile de me tuer, venez donc ici vous mesurer avec moi et vous verrez.”

            Au moment où il finissait sa phrase, un boulet perça une colonne à côté de lui.

            Sachant que l’âme de la résistance des chrétiens était les missionnaires, les païens cherchaient à s’emparer d’eux par quelque moyen et à quelque prix que ce fut. Une forte récompense de vingt à trente barres d’argent (1,800 fr. ou 2,700 fr.) était promise à ceux qui les amèneraient morts ou vivants. A trois reprises différentes, le Père Bruyère faillit être tué, la nuit, par des païens qui, à la faveur des ténèbres, s’étaient introduits dans la chrétienté presque jusqu’à sa maison; dans une rencontre, le Père ne dut son salut qu’à l’effort que firent les païens pour le prendre vivant. Il put se dégager grâce au dévouement de ses chrétiens.

 

            Tous ces détails émouvants, le P. Bruyère les raconte maintenant d’un ton un peu plaisant, mais alors certes il n’avait pas envie de rire. Il fut obligé d’évacuer sa maison avec tous ses malades. Il fallut trouver un autre local pour eux et pour tous les blessés couchés à l’église.

            Heureusement que, ce jour-là, il n’y eut point de combat: les lettrés se contentèrent d’observer l’effet produit par la canonnade. Ils étaient furieux de voir que rien ne bougeait, et que, malgré leurs efforts, tout restait encore debout.

            Parmi les gros canons il y en avait surtout un d’un calibre énorme. Eh bien ! ce canon, quoique placé à moins de cent mètres, n’a atteint l’église qu’une seule fois, dans la petite rosace au-dessus de l’autel. Les autres coups ont tous porté trop haut. Ce n’était pourtant pas défaut de bien viser, car le pointeur était un ancien mandarin militaire qui ne manquait pas d’habileté. Il a avoué dans la suite que, voulant atteindre une belle dame vêtue de blanc qui se tenait debout sur le faite de l’église, tous ses coups moins un ont porté’ trop haut.

            Toute cette journée et celle du lendemain, les païens, sur la colline de Kim-Son, ne cessaient de crier à haute voix :

            “- C’est bien extraordinaire que cette femme se tienne toujours sur le haut de l’église, on a beau la viser, on ne l’atteint jamais”.

            Etait-ce donc une apparition miraculeuse de la sainte Vierge ? Cette bonne Mère aurait-elle protégé en personne cette église dédiée à son cœur immaculé ? Ce n’est pas à moi à prononcer sur un fait si grave. Ce qui est certain, c’est que les païens n’out cessé de répéter ces deux jours, qu’ils voyaient une femme debout sur l’église. Tantôt ils en parlaient avec respect et l’appelaient une belle dame vêtue de blanc, tantôt ils l’insultaient, dépités de ne pouvoir l’atteindre. Les chrétiens, en entendant ce que disaient les païens, avaient beau regarder, le Père lui-même ne voyait rien.

            D’ailleurs, ce n’a pas été là le seul fait extraordinaire qui se soit passé à Tra-Kieu, et ce n’est pas seulement à Tra-Kieu que, dans des circonstances analogues, on a observé des faits semblables. Je veux parler de légions d’enfants vêtus de blanc ou de rouge, et s’avançant comme une armée formidable contre les lettrés. A Tra-Kieu, les païens ont proclamé plus d’une fois qu’ils n’avaient pas à lutter seulement contre les chrétiens, mais encore contre des milliers d’enfants qui les accompagnaient dans leurs sorties. Ces enfants venaient d’en haut et descendaient le long des bambous quand les chrétiens sortaient. Sans doute ce n’était pas à toutes les sorties que ces faits extraordinaires se manifestaient. A Tra-Kieu, les chrétiens n’ont entendu les païens en parler que dans deux ou trois rencontres.

            Quoi qu’il en soit de ces faits miraculeux ou non, ce ne sont pas depuis nos malheurs les seules preuves de la miséricorde de Dieu pour nous. Elle a éclaté en maintes autres circonstances, comme pour nous obliger à croire que, si Dieu a permis que de si cruelles épreuves assaillissent l’Eglise d’Annam, il n’en permettra pas la ruine. A la tempête succède le calme, après les longues heures de la douleur et des angoisses sonnera aussi, je l’espère, l’heure de la joie et des consolations. Mais que c’est long, mon Dieu ! Hâtez-vous donc de venir à notre secours ! Domine, ad adjuvandum, festina!… Salva nos, perimus!

 

            La journée du 11 septembre fut encore plus terrible parce qu’il fallut combattre sous le feu de l’ennemi qui tirait sur les chrétiens presque à bout portant. Les lettrés réussirent à mettre le feu à un fourré de bambous de l’enclos du couvent, et une bataille s’engagea dans le ruisseau qui sépare la chrétienté de la colline de Kim-Son. Les chrétiens reculèrent au premier choc, et l’enclos du couvent allait être franchi. Les religieuses faisaient des prodiges, tant pour éteindre le feu que pour repousser l’ennemi. Une d’elles tomba frappée d’une balle. Le moment était critique. Enfin, le P. Bruyère arriva avec du renfort, lança quelques mots de reproche aux chrétiens qui reculaient et ranima leur courage. Ils se précipitèrent tous dans le ruisseau et l’ennemi effrayé tourna le dos. Ce fut dans cette bataille qu’un des lettrés intima, de la part du Ciel, l’ordre aux chrétiens de cesser de combattre et de se rendre.

            “C’est la volonté du ciel, disait-il; malheur à vous si vous résistez”.

            Un chrétien se lança sur lui et il le perça de sa lance au moment où il montait l’autre côté du ruisseau. Il fut tué, avec quatre autres, embarrassés comme lui dans les bambous, et leurs corps y restèrent pour empester tout ce côté de la chrétienté jusqu’à la fin du siège.

 

            Cependant, ce qui inquiétait le plus le P. Bruyère, c’était le feu des canons. L’effondrement de son église produirait un effet moral des plus désastreux : le découragement se mettrait dans les rangs des chrétiens, et ce serait la fin, la ruine totale. L’église, du reste, était loin d’offrir une forte garantie de solidité. Soutenue à l’intérieur par  huit colonnes en briques, si un boulet brisait une de ces colonnes, elle croulait immédiatement tout entière. Le Père prit donc une détermination énergique, qui était d’emporter la colline de Kim-Son et de la conserver.

            Il réunit ses dignitaires et ses chefs militaires et leur exposa son plan. Il était à peu près trois heures du soir, et il s’agissait de donner immédiatement l’assaut. Les chefs gardaient le silence, effrayés de la difficulté de l’entreprise. En effet, le quartier général des lettrés était au haut de la colline et tout le bas était entouré d’une forte palissade. Ils prièrent le Père d’attendre au lendemain matin avant le jour; les lettrés veillaient alors plus négligemment, et il y avait plus de chances de réussir en tentant une surprise qu’en montant ouvertement à l’assaut. Le Père se rangea à leur avis, et l’attaque fut décidée pour trois heures et demie du matin.

 

            Toute cette nuit, le Père Bruyère, l’oreille aux aguets, l’anxiété dans l’âme, attendait l’heure fixée. Vers le milieu de la nuit, de l’autre côté du ruisseau, une voix sourde appela les chrétiens. Pour mieux distinguer, il approcha avec quelques hommes et voici ce qu’il entendit clairement :

            “Chrétiens, passez, donc de ce côté-ci du ruisseau et prenez notre canon, afin que nous ne soyons plus obliges’ de le garder. Nous sommes fatigues’ de cette guerre et nous ne désirons rien tant que de retourner chez nous. Si vous ne venez pas le prendre, nous le jetons dans le ruisseau”.

            Une heure après, on entendit un bruit comme quelque chose de lourd tombant dans l’eau. Qu’était-ce ? on n’en sait rien, mais ce canon, on n’a jamais pu le retrouver, ni dans le ruisseau, ni à l’endroit où il tirait la veille.

            Vers trois heures, le Père Bruyère alla réveiller ses guerriers et les disposer à l’attaque. Quand ils eurent traversé le ruisseau, il revint chez lui et se plaça dans un endroit d’où il pouvait mieux les voir monter. Les ténèbres couvraient encore la colline, il ne pouvait rien distinguer. Il attendit, en enfin le jour parut. Il ne voyait pas encore monter ses hommes et il s’impatientait. Que faisaient-ils donc ? Ou` et par quoi étaient-ils arrêtés si longtemps ? C’est qu’il fallait du temps pour pratiquer une trouée dans la palissade. N’osant frapper le bois à grand coups de serpe, ils le coupaient petit à petit, et l’arrachaient tout doucement, de peur de donner l’éveil. Quand ils eurent fini, il était déjà jour, et les lettrés commençaient à paraitre sur la crête de la colline. Tout en nouant leur chignon, ils regardaient le Père Bruyère, qui restait juste à l’endroit le plus apparent, afin d’attirer sur lui leur attention et la détourner du côté où il voyait monter ses braves. Un moment, ils tournèrent le dos, comme s’ils étaient appelés de l’autre versant de la colline. Les chrétiens parvenaient alors presque au sommet, quelques secondes après ils y étaient, et, poussant leur cri de guerre, ils culbutèrent les païens du haut de la colline, en tuèrent quelques-uns, et mirent le feu à tous leurs baraquements.

            Ils prirent quatre gros canons, cinq petits et une dizaine de fusils de rempart.

            Cette journée du 12 septembre fut donc une belle journée; la confiance reprenait le dessus de plus en plus; mais ce n’était pas la fin. Les païens, il est vrai, étaient consternés, tellement que de Nui-Troc ils ne tirèrent ce jour-là ni le jour suivant un seul coup de canon; mais ils cernaient toujours toute la chrétienté, et s’ils ne cherchaient pas à reprendre Kim-Son qu’ils avaient perdue, ils ne cessaient pas de veiller de l’autre côté, pour empêcher les chrétiens de communiquer avec l’extérieur. Leur but évident était de les affamer et d’en venir toujours à bout, sinon par les armes au moins par la famine.

            Les vivres, en effet, allaient manquer dans la chrétienté. La provision du Père Bruyère était presque épuisée, car il avait à nourrir une foule de chrétiens qui s’étaient réfugiés chez lui, sans avoir pu rien apporter avec eux. Qu’importe ? on mettait sa confiance en Dieu, on espérait en la sainte Vierge qui ne les abandonnerait pas après les avoir soutenus pendant si longtemps.

            Partout dans la province, au morne silence qui succéda à la terrible canonnade des deux jours précédents, on crut que c’en était fait de Tra Kieu. Les lettrés, intéressés à crier victoire, la chantaient sur tous les tons et menaçaient même de descendre à Tourane. Ils attaquèrent Phu-Thuong, afin de dissimuler leur défaite; mais le P. Maillard les repoussa avec perte, et ils retournèrent à Tra-Kieu.

            Cette fois ils avaient à leur tête un ancien amiral, le Chuong Thuy Ty, qu’ils étaient allés prier de mettre à leur service son génie militaire, afin de venir à bout, une bonne fois pour toutes, de ces diables de chrétiens. Le 14 septembre, on les vit donc venir du côté du sud en nombre considérable. Le Père Bruyère, monté le matin de bonne heure sur la colline de Kim-son pour observer les mouvements des lettrés, ne fut pas peu étonné de voir toute la plaine, du côté du sud, couverte de troupes qui s’avançaient vers la chrétienté en poussant des cris et en frappant du tambour.

            Il s’empressa de descendre, pour donner ordre de se préparer à une attaque. Il était à peine au milieu des siens, que les lettrés couvraient déjà le rempart des Tcham, et commençaient à y élever une palissade. Ils se hâtaient, prévoyant une attaque, et la palissade se dressait avec une rapidité extraordinaire. Le P. Bruyère, jugeant très dangereux de les laisser s’établir et se fortifier sur ce rempart d’où ils prenaient en flanc toute la chrétienté, ordonna une attaque immédiate. A l’ouest, la troisième division devait commencer, et monter sur le bout du rempart qui n’était pas encore envahi, pour de là le suivre en refoulant les lettrés devant elle, ou en les culbutant dans les rizières de l’autre côté. Une partie de la réserve devait venir à son aide, tandis que l’autre partie aiderait la première à attaquer en face. On croyait rencontrer une forte résistance, et on se prépara à combattre vaillamment. On fut bien surpris de voir les lettrés tourner le dos avant même d’être atteints. Le Chuong Thuy Ty avait beau crier et se démener pour les arrêter; il n’y parvint pas. Il fut abandonné presque seul sur le rempart; c’est à peine si une dizaine restèrent encore autour de lui. Voyant monter les chrétiens, il put lui-même prendre la fuite; mais c’était trop tard : deux jeunes gens chrétiens coururent à sa poursuite, et comme ils approchaient, sa garde même l’abandonna pour fuir plus vite. Se voyant sur le point d’être atteint, il se retourna, et pria humblement les deux jeunes gens de lui laisser la vie :

            “- Si tu tenais tant à la vie, lui répondirent-ils, il ne fallait pas venir nous apporter la mort. Ici, pas de rémission !”

            Et ils lui enfoncèrent leurs lances dans le corps. Ils lui prirent ensuite son sabre, lui tranchèrent la tête, et l’emportèrent.

 

            On trouvera peut-être que c’est là de la cruauté, que ce n’est pas là la loi de la guerre. Hélas ! les pauvres chrétiens ! est-ce que, envers eux, on observait quelque loi ? Jeunes ou vieux, hommes ou femmes, tous ceux qui étaient pris n’importe où dans la province, étaient amenés à Tra-Kieu pour y être égorgés’ sous les yeux de leurs parents.

            Voilà de la cruauté ! sur ce chapitre je n’en finirais pas si je voulais tout raconter.

            Ce jour-là, pour la première fois, on vit paraitre un éléphant dans l’armée des lettrés. Les chrétiens n’avaient pas encore fait connaissance avec ce combattant d’un nouveau genre, et ils n’étaient pas sans s’en inquiéter plus ou moins; les femmes surtout redoutaient son attaque.

            Un jeune homme s’offrit à le mettre en fuite tout seul :

            “- Donnez-moi, dit-il, une torche allumée, et vous allez voir le demi-tour qu’il va faire.”

            Il l’attaque, en effet, avec sa torche enflammée, et l’éléphant effrayé prit la fuite, malgré les efforts de son cornac pour le retenir. Le jeune homme lui enfonçait sa lance dans le flanc en courant à sa poursuite, mais il n’eut pas la force de la faire pénétrer. Le cornac tomba ou se laissa glisser dans un buisson, et se sauva à toutes jambes. Depuis lors on ne redouta plus l’éléphant, et les lettrés ne purent le lancer contre les chrétiens dans les deux autres combats où ils le conduisirent.

 

            Le 15, il n’y eut point de combat : les lettrés étaient occupés à se fortifier du côté de l’est, tout autour de la colline de Nui-Troc. Au bas de la colline, au côté opposé à la chrétienté, la partie païenne du village de Tra-Kieu avait son principal lieu de réunion. C’est là qu’était la maison communale, bel édifice couvert en tuiles et entouré d’un mur en briques. Il y avait encore là deux ou trois pagodes, une belle bonzerie, toutes aussi couvertes en tuiles et entourées d’un mur. Chassés de la colline de Kim-Son, les lettrés choisirent cet endroit pour y établir leur quartier général, et ils s’y fortifièrent, pour être à l’abri d’une surprise. Leurs canons, places’ sur la Nui-Troc, bombardaient la chrétienté et y causaient des pertes sensibles. Désormais, ils s’attaquaient moins à l’église et aux maisons qu’aux personnes, et leurs canons étaient le plus souvent charges’ à mitraille. Chaque coup consistait en 80 ou 100 balles enfermées dans un petit panier en rotin qui éclatait au moment de la décharge.

            Un jour, le P. Bruyère, caché derrière un fourré de bambous, essuya toute une décharge de cette mitraille. Ce fut une véritable pluie de balles. Au premier instant, il se crut perdu, passa machinalement sa main sur lui, et ne voulut pas croire qu’il était indemne.

            Pauvres chrétiens ! s’ils ne sont pas tous morts, s’ils ont pu échapper à ce cruel siège, ils le doivent, certes, à une protection toute particulière de la sainte Vierge. Mais poursuivons, car nous ne sommes pas encore au bout. (A suivre p. 455)

 

UNE PAGE DE LA PERSÉCUTION EN COCHINCHINE (p. 464)

                  (suite et fin 1)

            Le 16, il y eut trois combats : deux dans la petite plaine de sable au nord (les lettrés aimaient à choisir cet endroit pour champ de bataille, car rien n’y entravait leur fuite), le troisième au sud-est, devant le côté de l’enclos confié à la garde de la première compagnie. Ils en voulaient surtout à cette division qui leur infligeait tant de pertes dans les combats. Long-pho-son, chef que nous avons vu lutter les premiers jours contre la défaillance des chrétiens, avait su si bien communiquer sa bravoure à ses soldats, qu’ils la poussaient même quelquefois jusqu’à la témérité. Cette division étant donc le principal soutien de la chrétienté, devait aussi être le plus en butte à la fureur des païens. Ils ne négligèrent rien pour en venir à bout. Pour bruler les bambous, ils avaient transporté de ce côté une grande quantité de paille derrière laquelle ils cachaient leurs canons et leurs fusils. L’éléphant y parut encore, mais monté cette fois par un bachelier.

            Les soldats de Long-Phô, aguerris par tant de combats, ne redoutaient guère cette attaque, ils en riaient même. Un d’eux, hissé dans un fourré de bambous, les narguait à haute voix : “Capitaine, disait-il, ils sont vraiment nombreux, mais peu redoutables; ils ont tous de longs ongles et des figures de fumeurs d’opium.” (C’est une vanité des lettrés d’avoir des ongles longs, quelquefois de sept à huit centimètres). Un coup de fusil, qui heureusement ne l’atteignit pas, répondit au jeune home; il s’empressa de descendre. Le combat ne fut pas long, les chrétiens se lancèrent comme des lions sur les lettrés, et les poursuivirent très loin en leur enlevant des fusils et des canons. Quand ils voyaient quelqu’un fuir avec un fusil, ils criaient : “Vite, vite, perce celui-là, qui porte un fusil”, et le païen, se croyant déjà atteint, s’empressait de jeter son arme pour courir plus vite.

            Le 17, les lettrés restèrent tout autour comme d’habitude, mais sans approcher pour livrer bataille.

 

            Le 18, il n’y eut qu’un combat qui ne dura que quelques minutes. On remarqua ce détail qui prouve le génie inventif des lettrés. Ce qu’ils redoutaient, surtout, c’était l’intrépidité des chrétiens qui se lançaient sur eux, tête baissée et les forçaient à reculer à peu près toujours, des` le premier choc.

            Il s’agissait donc de trouver un moyen de les arrêter, de les accrocher; soit par les cheveux toujours longs, soit par les habits, et de les tenir presque immobiles, afin de les percer de lances, sans avoir rien à craindre de leur part. Ils imaginèrent donc de faire des fagots de cette espèce d’épine dont les piquants excessivement pointus et crochus ne pardonnent jamais à qui a le malheur de les rencontrer.

            Ces fagots, solidement fixes’ à des bambous, devaient être jetés sur la tête des chrétiens au moment où ils approcheraient. Nos néophytes, accrochés d’une façon ou d’une autre, seraient ainsi arrêtés, maintenus presque immobiles et très facilement percés de lances. Il faut avouer que ce n’était pas mal imaginé, mais ont-ils trouvé cela tout seuls, sans l’aide des bouquins de Confucius et Cie ?… Je n’oserais l’affirmer, toujours est-il que, lorsque les chrétiens les virent approcher avec ces fagots au bout de perches qu’ils portaient dévotement comme des bannières, ils ne furent pas peu surpris. Le P. Bruyère les observa avec sa lunette et découvrit leur ruse. La bataille allait se livrer du côté du sud, dans des champs de riz presque mur. “N’ayez pas peur, leur dit-il, quand ces fagots tomberont dans le riz, il sera impossible de les soulever de là; il suffit donc de les éviter une première fois. Les chrétiens prévenus surent très bien les éviter et les lettrés déçus prirent la fuite, non sans laisser plusieurs des leurs sur le champs de bataille.

           

            Les deux jours suivants, les 19 et 20 septembre, il n’y eut pas de combat. Les rangs des lettrés s’éclaircissaient peu à peu, plus encore par les désertions que par les pertes sur les champs de bataille, et il fallait aller chercher du renfort. Les villages furent de nouveau réquisitionnés : tous devaient fournir des hommes selon leurs ressources et leurs moyens. Mais l’ardeur des premiers jours avait considérablement diminué; le métier des armes n’avait guère plus d’attraits pour ces pauvres cultivateurs, en général si paisibles, et ils ne tenaient à rien moins que d’aller se mesurer avec les chrétiens de Tra-Kieu. Les lettres résolurent donc d’ouvrir les prisons, et de conduire à Tra-Kieu tous les repris de justice qu’elles renfermaient, gens de sac et de corde, qui, d’après eux, devaient faire peu de cas de la mort. Ils se trompaient, car ces prisonniers tenaient moins à se battre qu’à recouvrer leur liberté, et ils s’évadaient à la première occasion qui se présentait. On fut enfin obligé de leur raser la tête et de les garder très sévèrement. Le jour, sous la conduite de nombreux chefs, ils étaient conduits sur la petite colline de Nui-Troc qu’ils devaient défendre; et, la nuit, ils étaient ramenés dans le campement et retenus aux fers.

 

            Cependant les jours succédaient aux jours, et les pauvres chrétiens ne voyaient jamais la fin de leurs maux. Ils avaient espéré que de Tourane on accourrait promptement à leur aide, et, hélas ! on était au vingtième jour du siège, et aucun secours ne venait pour les aider à se débloquer; c’était comme s’ils étaient abandonnes’ à leur triste sort. Le temps pressait, car la famine, ennemi plus terrible que les lettrés, approchait à grands pas. Déjà le P. Bruyère avait visité toutes les maisons et fouillé les coins et recoins. Il n’avait pu trouver que quelques mesures de riz précieusement conservées par les plus riches pour ensemencer leurs champs à la saison suivante. Tout fut mis en commun, mais il ne pouvait y avoir que pour deux ou trois jours de vivres. Les malheureux chrétiens ne pouvaient donc plus se faire illusion; il fallait se débloquer ou mourir de faim. Attendre davantage était aussi inutile que dangereux, car, avec la famine, quel courage auraient-ils pour combattre ? Ils prirent donc la résolution énergique d’attaquer et de poursuivre désormais l’ennemi sans se donner du repos. Ils devaient commencer le lendemain, et essayer d’emporter le Nui-Troc.

            Ils se préparèrent à la lutte en implorant le secours de Dieu et la protection de la sainte Vierge. L’entreprise offrait tant de difficultés qu’elle eut été téméraire, si elle n’avait été imposée par la nécessité, car il s’agissait de chasser l’ennemi non plus par une surprise, mais par une attaque ouverte. Avant d’arriver au pied de la colline, il fallait faire reculer les lettrés, et reprendre sur eux plusieurs jardins abandonnés par le P. Bruyère des` les premiers jours. La 1re, la 3me et la 4me division devaient commencer l’attaque et tenter de refouler l’ennemi aussi loin que possible à l’est et au sud. Elles y parvinrent sans grande difficulté, car les lettrés, ne s’attendant nullement à une offensive de la part des chrétiens, reculèrent en désordre pour se retirer derrière leurs palissades. La 1re division s’avance jusqu’au sud de la colline pour rendre celle-ci accessible du côté de l’ouest. La 4me division fit le même mouvement en avant au nord, tandis que la 3me, marchant au milieu, se tenait prête à soutenir le côté le plus menacé. Dix jeunes gens de la 4me division s’étaient offerts pour gravir la colline et en culbuter les prisonniers qui la gardaient. Ils se cachèrent d’abord derrière une petite pagode, au bas de la colline à l’ouest, pour se soustraire au feu de l’ennemi; puis, épiant un moment favorable, ils coururent se blottir à mi-côte derrière un grand rocher. Cependant, au bas, les chefs des lettrés criaient d’avancer afin d’empêcher les chrétiens d’emporter la position. Ils auraient voulu pousser l’éléphant en avant; mais celui-ci refusait de marcher, malgré les coups de marteau que ne cessait de lui donner son cornac. Bientôt même, au lieu d’avancer, il recula; le cornac cria alors aux chefs des lettrés que l’éléphant, effrayé par l’innombrable troupe des chrétiens, refusait d’avancer :

            ” – Voyez, dit-il, cette légion d’enfants qui descendent le long de ces bambous. Mieux vaut fuir, les chrétiens sont trop nombreux.”

            Ceux-ci entendaient très distinctement ces paroles, mais ne voyaient rien. Enfin un des jeunes gens qui gravissaient la colline trouva moyen de tirer un coup de fusil sur ceux qui défendaient le sommet. Un des chefs tomba, et les autres reculèrent. Les chrétiens, profitant de ce mouvement, montent et atteignent le sommet d’où les lettrés se précipitent effrayés. Ce fut alors une déroute générale : les lettrés qui se trouvaient autour de Tra-Kieu prirent la fuite et couraient encore à 15, 20 kilomètres de là, se croyant toujours poursuivis par les chrétiens.

            Pour le coup Tra-Kieu était débloquée; bientôt l’incendie de la maison communale, des pagodes et de la bonzerie, communiqua la terreur tout autour; les païens commençaient maintenant à craindre une revanche.

            Dans le camp des lettrés, les chrétiens trouvèrent trois gros canons, quelques fusils et surtout beaucoup de poudre et de munitions. Comme ils y découvrirent très peu de riz, ils soupçonnèrent que les lettrés avaient caché leurs provisions au haut du village; sans perdre de temps, ils y coururent et y trouvèrent, en effet, une grande quantité de riz. Tout le reste de la journée fut employé à le transporter dans la chrétienté.

 

            Le soir, quand tout fut fini, avec quelle joie, quelle ardeur, ne rendirent-ils pas grâce à Dieu, à la sainte Vierge leur tendre mère, à qui surtout ils devaient leur salut, aux saints Anges qui avaient daigné prendre avec eux part à la lutte, leurs cœurs débordaient de joie, car, au lieu de la mort par la famine ou le fer de l’ennemi, ils voyaient maintenant leur vie assurée, leur victoire certaine. Le siège avait duré vingt-un jours. Les chrétiens perdirent quinze hommes et vingt-cinq furent tues’ par des balles en dehors des combats. Quant aux pertes des lettrés on ne peut guère les évaluer avec précision; mais, sans crainte de se tromper, on peut affirmer que le nombre de leurs morts dépassait trois cents.

 

            Le lendemain 22, les chrétiens poursuivant les avantages de leurs victoires, châtièrent les villages environnants qui étaient déjà connus par leur hostilité envers eux et qui s’étaient empressés de prêter leur concours aux lettrés. Nulle part ils ne rencontrèrent de résistance, les païens faisaient leur soumission ou se hâtèrent de prendre la fuite.

            Plusieurs villages vinrent d’eux-mêmes demander pardon du concours forcé qu’ils avaient été obligés de fournir aux lettrés et promettre aux chrétiens de ne plus séparer leur cause de la leur. Le Père Bruyère se montra très indulgent et défendit aux siens, sous des peines très sévères, d’inquiéter les païens qui auraient sincèrement fait leur soumission.

            Quant aux lettrés, ils étaient bien loin de s’avouer vaincus.

            Ils se réunirent de nouveau à la citadelle et répandirent partout des proclamations ordonnant de nouvelles levées de troupes et menaçant tous ceux qui refuseraient de les suivre.

            Le 23, ils partirent de bon matin de la citadelle et se dirigèrent vers Tra-Kieu portant un gros canon et une quarantaine d’obus. Ils avaient déjà passé le lac de Cho-Cui à cinq kilomètres de Tra-Kieu quand une formidable détonation se fit entendre. Bientôt ils apprirent que les Français s’étaient empares’ de la citadelle, après en avoir fait sauter la porte avec une cartouche de dynamite. Abandonnant là leur canon, ils s’enfuirent après avoir enterré les obus dans un champ voisin. Le P. Bruyère, prévenu de ce qui s’était passé par le village de Cho-Cui, fit prendre ces obus; mais il laissa là le canon, car il était trop lourd.

            A partir de ce jour, les lettrés ne parurent plus pendant assez longtemps. Ils allèrent se plaindre des missionnaires, des chrétiens, prétendant être victimes de leurs agressions, et essayant d’obtenir par l’hypocrisie ce qu’ils n’avaient pu obtenir par la force des armes. Ils auraient atteint leur but sans l’intervention du commandant Touchard, capitaine de frégate, commandant Le Hagon, qui voulut bien prendre sur lui de surseoir au désarmement du P. Maillard, ordonné par les autorités françaises à Hue.

            Les lettrés, ayant obtenu ce désarmement et croyant que c’était chose accomplie, attaquèrent Phu-Thuong le 18 octobre en nombre considérable, et s’acharnèrent contre cette chrétienté pendant trois jours. Sans ses armes, le P. Maillard aurait infailliblement succombé avec ses quatre mille chrétiens. Heureusement il put les conserver et arriva, grâce à elles, à disperser les lettrés. Depuis, il n’a plus été sérieusement attaqué.

            Mais les lettrés ne cessent de se réunir, de s’organiser et de se retrancher dans les endroits favorables. De là ils menacent, tantôt la citadelle, tantôt Tra-Kieu et Phu-Thuong. Tourane même n’est pas à l’abri de leurs incursions. Dispersés par petites bandes toujours introuvables, ils pressurent le pays, pillent et incendient les villages qui font leur soumission, et entretiennent partout la terreur et l’anarchie.

            Pendant les trois mois que j’ai séjourné au Quang-Nam, tantôt à Phu-Thuong, tantôt à Tra-Kieu, il ne se passait point de jour que nous ne fussions menacés d’une attaque, surtout d’une attaque de nuit. Les néophytes, qui osaient s’éloigner un peu des chrétientés, étaient pris et impitoyablement massacrés.

            Enfin, le 20 avril dernier, Tra-Kieu a été de nouveau cernée, vers deux heures du matin. L’attaque n’a pas été de longue durée; au point du jour, les lettrés étaient dispersés.

            Ce qui se passe aujourd’hui au Quang-nam se passe aussi à Qui-Nhon où cinq mille chrétiens sont entassés autour de la concession française. Ils ne peuvent pas faire deux kilomètres dans le pays sans s’exposer à être saisis et massacres’. Mon Dieu ! Mon Dieu ! quand donc finiront nos épreuves ?

            Priez pour nous et faites beaucoup prier pour nous. Ne cessez, je vous en prie, de nous recommander à la charité des bienfaiteurs des missions. Si elle ne redouble d’efforts, nous courons risque de disparaitre sans avoir vu la fin de nos maux.

                Fin. (p. 467)

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